Il n’est pas certain qu’il soit pertinent de faire la différence, en dehors d’une distinction purement conceptuelle, entre une unité de production non rentable et une unité de production malade, tant ces deux réalités sont interdépendantes. On peut considérer comme étant malade l’entreprise qui rend malade ceux qui y travaillent, induisant ou aggravant le mal-être des travailleurs, les faisant éventuellement décompenser et les menant parfois au suicide. Une certaine dose de souffrance est sans doute incontournable, surtout dans la profession de soignant qui implique une exposition permanente aux malheurs des autres. Mais il existe aussi des facteurs d’aggravation de cette souffrance et des dérives qui l’entretiennent. La plupart du temps la souffrance n’est pas administrée intentionnellement (l’administration de la douleur à des fins thérapeutiques pouvait occuper jadis une place importante dans le traitement moral), mais le fait qu’aucune solution n’y soit apportée amène à s’interroger. Ce n’est donc pas seulement la souffrance psychique qui interpelle, mais l’indifférence qu’elle rencontre, voire la satisfaction qu’elle peut apporter quand il s’agit de celle des autres. A côté des maltraitances structurelles (ne pas donner aux soignants les moyens de réaliser les tâches qui leur incombent, par exemple), il y a les maltraitances individuelles, souvent simples dérapages et parfois stratégies conscientes ou inconscientes. Il y a indéniablement une certaine permissivité dans ce domaine, comme dans les violences conjugales. Il paraît un peu trop banal qu’un supérieur hiérarchique "bouscule" ses subordonnés ou que les plus musclés écrasent les plus chétifs (on parle aussi de "souffreteux", terme qui d’un point de vue strictement linguistique n’a rien à voir avec celui de "souffrir", mais on peut penser que si la conscience populaire associe ces deux mots ce n’est pas sans doute du seul fait de leur ressemblance phonétique).
Sommes-nous restés fixés à notre insu à la représentation d’un travailleur stimulé à coups de fouets, à l’image du galérien ou du constructeur de pyramides ? L’idée est-elle que la maltraitance accroît le rendement ou que le travail est une punition méritée ? Qu’en est-il d’une conception plus rationnelle qui voudrait que des individus en bonne santé et un peu plus satisfaits de leur sort soient plus productifs que des travailleurs malades et déprimés ? Certains de nos cadres et de nos médecins, se sentant obligés de prouver et de se prouver qu’ils ont l’étoffe d’un vrai chef, mais ne sachant pas ce que commander veut dire, tombent vite dans la violence et la maltraitance.
Si en certains lieux l’enjeu du soin est plus de l’ordre du pouvoir et de la jouissance de quelques uns que de la qualité et du rendement, il n’est pas étonnant que le soignant en santé mentale souffre, comme beaucoup d’autres travailleurs, de la négation croissante de sa subjectivité et de la méconnaissance de ses besoins psychologiques fondamentaux. Une organisation du travail parfois quelque peu moyenâgeuse confond trop facilement autorité hiérarchique et relation d’emprise. Aurait-elle le fantasme de réduire le travailleur à un état proche de celui de l’animal machine de Descartes ? Ce dernier concevait l’animal comme une réalité purement mécanique semblable à un automate dépourvu de conscience, de pensée et de sensibilité. Malebranche a poussé à l’extrême cette conception faisant des cris de souffrance des animaux le bruit produit par des dysfonctionnements dans les rouages de la machine. Pourtant Descartes qui réduisait le corps de l’homme à celui de l’animal, et ce dernier à la machine, ne réduisait pas l’homme à une machine puisqu’il le dotait d’une âme irréductible au corps lui permettant de penser, de vouloir et de raisonner. C’est cette âme que veut nous refuser une certaine forme de maltraitance institutionnelle.
Le spécialistes en soins psychiques est-il lui aussi la victime d’une idéologie scientifique qui veut faire de l’esprit humain un épiphénomène du fonctionnement cérébral ? Mais à qui profite un tel savoir ? En partant de cette vision désubjectivée de l’homme il est facile de tendre vers une conception déshumanisée voulant réduire le travailleur à sa valeur marchande (une CHOSE que l’on achète à un certain prix et dont on attend une certaine satisfaction). Mais la négation de la subjectivité, celle de l’autre ou de la sienne propre, au-delà des alibis qu’elle se donne, impose la question du gain de jouissance qui en résulte. Alors il peut être utile de distinguer la position du névrosé qui trouve son bonheur à se sacrifier pour la plus grande jouissance de l’Autre et celle du pervers qui jouit de réduire sa victime à l’état de chose. Qu’il y en ait beaucoup qui demandent à être niés est largement démontré par les soulèvements populaires qui renversent une tyrannie pour la remplacer par une autre (les révolutions de 1789 et de 1917 par exemple, ou ce qui se passe actuellement en certains lieux du globe). Mais si le névrosé, non content d’étouffer masochistement son désir, cherche le soutien d’un Autre pour l’aider dans cette tâche morbide, faut-il pour autant lui rendre ce service ? La forclusion autistique ou l’instrumentalisation managériale de la subjectivité qui sont notre quotidien mènent à d’autres interrogations.
Les stratégies de maltraitance sont nombreuses, mais tous les abuseurs, à l’instar des abuseurs d’enfants, profitent de la faiblesse de l’autre, ici la subordination hiérarchique ou la dépendance dans le cadre de l’organisation du travail. Les périodes de mutation, parce qu’elles abolissent les repères traditionnels sans forcément en fournir d’autres, favorisent l’émergence de comportements auto ou hétéro destructeurs, conscients ou non, qui peuvent générer en retour une hyper-obsessionnelisation organisationnelle qui ne fait qu’aggraver la situation (comme un fil de fer barbelé enserrant une coquille vide menaçant de s’effondrer). A cela rien d’étonnant, ce qui interroge davantage c’est la tolérance de ces dérapages qui finissent par constituer de véritables organisations parallèles
Une certaine manière de détourner le fonctionnement institutionnel et ses règles en les mettant au service de la pulsion de mort écarte aussi sûrement, voire davantage, l’hôpital de ses objectifs que les contraintes financières qui lui sont imposées. Qu’en est-il des soins dispensés dans de pareilles conditions ? Leur conception va-t-elle évoluer pour revenir aux attitudes désubjectivantes et maltraitantes d’un passé qui n’est pas si éloigné ? Le danger est qu’un certain totalitarisme appartenant à l’histoire de la psychiatrie, et que nous nous efforçons d’oublier, fasse retour comme le fait tout refoulé.
Bien sûr il ne viendrait à l’esprit de personne de considérer les cris de souffrance du personnel soignant comme les seuls bruits des rouages et mécanismes d’une machine un peu rouillée. L’organisation du travail ne fait que reproduire une réalité des relations humaines qui n’est que trop présente dans la vie de tous les jours. Serait-il alors utile de revenir à ce qui était un des objectifs de la psychothérapie institutionnelle : soigner l’hôpital pour en faire un espace thérapeutique ? A moins que l’avenir ne soit dans une machine soignante, une sorte d’ordinateur qui poserait les diagnostics et prescrirait les traitements, et dont nous serions les prototypes. Mais pour soigner qui ? D’autres machines devenues folles ?
Peut-être qu’il ne s’agit là que d’une nouvelle version du paradis perdu ou de l’eldorado, mais apparemment en certains lieux les notions d’espace thérapeutique et d’humanitude restent des valeurs reconnues et appliquées ? L’existence de pareilles disparités au sein d’une même institution confirme que les valeurs mises en avant pour justifier le retour à un certain totalitarisme ne sont que des prétextes faciles au service des passions ou des peurs individuelles. Il n’en reste pas moins vrai que le contexte est celui d’une "modernité" qui n’est que le retour à des pratiques du XIXème siècle (le traitement moral travesti en thérapie, par exemple) renforcées par l’inhibition ou la stimulation chimiques, le tout teinté d’une idéologie fortement anti-humaniste engendrant une réalité où la brutalité a remplacé le souci de l’autre.
Publication de "l’observatoire de la violence au CPN"
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